
With the collaboration of St Joseph University and l'Institut Français, Beirut Research and Innovation Center (BRIC) organized a two-day conference in Beirut, on November 5th - 7th, 2013.
The conference was titled "Quel avenir pour le bien-vivre-ensemble au Moyen-Orient? - Managing ethno-religious plurality in the light of Arab revolutions".
The conference is part of a research program initiated by BRIC on the diversity and plurality of ethnicity and religion in the Middle East in all its aspects. In addition, the program aims to explore how young governments born from Arab revolutions will tackle the issue of citizenship in a pluralist system.
Some of the issues that were discussed at the conference include but are not limited to the following:
- Is there room for diversity (tanawu') and for ethnic, linguistic and religious plurality (ta'adudiyya) in a region that has been shaken by political violence for decades?
- What does the future look like for those communities increasingly weakened by radicalization and political and religious extremism?
- Can the hope brought by Arab social revolutions have a positive impact on the "minorities" in the region?
Hassan Ghaziri
Director of Beirut Research and Innovation Center (BRIC) (Lebanon)
Hassan Ghaziri
Hassan Ghaziri est le directeur du Beirut Research & Innovation Center (BRIC) et le président de l'Association Suisse pour le Dialogue Euro-Arabo-Méditerranéen (ASDEAM). Il a obtenu son doctorat en intelligence artificielle et recherche opérationnelle à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il a été professeur à l'Université Américaine de Beyrouth et professeur invité à l'Université de Kyoto, à l'INSEAD (Fontainebleau) et à l'EPFL. Il est notamment co-auteur de Knowledge Management (Pearson Education Inc., Prentice Hall (2004).
Allocution de bienvenue au nom du BRIC Le colloque fait partie d'un vaste projet qui consiste à analyser, comprendre et proposer de nouvelles idées pour sortir de l'impasse intellectuelle et du chaos politique dans lequel le monde arabe est plongé. Le BRIC cherche à créer un cadre adéquat pour une réflexion approfondie et des échanges sincères afin d'explorer en toute liberté, connaissance de cause et courage des voies qui n'ont pas abouti, qui ont été négligées ou qui sont totalement nouvelles.
Le professeur Ghaziri souligne que les initiatives du type de ce colloque ne peuvent se substituer au défaut de volonté politique. Cette volonté, pour se constituer, a besoin que chaque citoyen du monde arabe prenne ses responsabilités, décide de prendre son destin en main et accepte l'idée que son intérêt passe par l'intérêt général.
Dans le cas libanais, bien que beaucoup de Libanais aspirent à l'instauration d'un Etat au sens plein et traditionnel du terme, c'est-à-dire souverain, le plus difficile est dans l'acceptation de la fin de l'instrumentalisation de leur Etat. De tels changements exigent une transformation profonde de la relation des Libanais entre eux et vis-à-vis de l'Etat. Cela pose la question de la citoyenneté. Sur le plan politique, cela demande sans doute de renouveler le Pacte national et, peut-être, de reformuler le contrat politique qui devrait réunir tous les Libanais en tant que membres égaux d'une même société dans laquelle la citoyenneté constitue le fondement de la légitimité politique. Le défi est de savoir dans quelle mesure un tel système serait compatible avec le maintien d'une représentation confessionnelle dans les organes de l'Etat. Or les Libanais semblent résister à une modernisation de leur Etat.
Quand on aborde la question du bien-vivre-ensemble, la réflexion se décline en deux interrogations. La première concerne l'avenir des communautés ethniques et religieuses au Moyen-Orient. La seconde examine le rapport de l'islam et de l'arabité à la modernité occidentale. L'incapacité des musulmans à fournir des réponses satisfaisantes et rassurantes aux communautés religieuses, ethniques ou tribales mènera à la faillite des transformations qui se profilent. Or l'élaboration et la formulation de ces réponses ne peuvent avoir lieu que si la pensée islamique se libère de l'étau dogmatique dans lequel elle s'enferme et fait face aux défis intellectuels, philosophiques, politiques et scientifiques que pose la modernité occidentale.
Seule une structure politique répondant aux aspirations de tous, assurant la paix sociale et une prospérité bien répartie pourra maintenir la présence des chrétiens en Orient. La condition préalable à une telle entreprise est la réaffirmation de la liberté de l'individu, étant entendu la liberté de religion et de conscience, et de sa responsabilité,. C'est d'ailleurs le fondement de tous les monothéismes et le principe civilisationnel. Cette liberté a été usurpée depuis plusieurs siècles sous différents prétextes. Nous devons nous la réapproprier et assumer en même temps nos responsabilités.
Père Salim Daccache
Rector of the Université Saint-Joseph (Lebanon)
Père Salim Daccache
Père Salim Daccache, père jésuite, est délégué de la Province du Moyen-Orient à la Congrégation générale. Après ses études à l'Université Saint-Joseph, il a obtenu un doctorat ès lettres-philosophie de l'Université Panthéon-Sorbonne et un doctorat en sciences de l'éducation de l'Université de Strasbourg. Il a été recteur du Collège Notre-Dame de Jamhour, entre 1991 et 2008. En septembre 2008, il se voit confier les charges de doyen de la Faculté de sciences religieuses et de directeur de l'Institut de lettres orientales de l'USJ, postes qu'il occupait encore à la veille de sa nomination comme recteur de l'université, en septembre 2012. Il est par ailleurs directeur adjoint de la maison d'édition Dar al-Machreq et rédacteur en chef de la revue culturelle arabe al-Machreq, toutes deux propriétés de la Compagnie de Jésus ; il est également vice-président du comité des sociétés bibliques Liban-Syrie et membre du comité de gestion des écoles de la Compagnie de Jésus dans la Békaa. Le Père Daccache a publié de nombreux ouvrages et articles et a donné de nombreuses conférences autour de thèmes relevant des domaines de l'éducation, de la spiritualité syriaque, de la philosophie morale et politique, de l'islamologie, de la rencontre des cultures, du dialogue interreligieux, des relations islamo-chrétiennes. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles dont le dernier ouvrage en date Pluralisme, vivre ensemble et citoyenneté au Liban. Le salut vient-il de l'école ? (Beyrouth, Éditions USJ et L'Harmattan, 2013).
Allocution de bienvenue au nom de l'Université Saint-Joseph Le Père Salim Daccache salue l'idée de la tenue de ce colloque qui se propose de dégager des orientations pour l'avenir de tous les peuples du Proche-Orient et de leur vivre-ensemble. En ce qui concerne le devenir des sociétés pluralistes et du vivre-ensemble au Proche-Orient, il en appelle aux valeurs sociales transcommunautaires qui doivent être l'âme de ces sociétés. La citoyenneté, quant à elle, doit en être la structure et lui assurer un système politique solide.
Dans les discussion autour du bien-vivre-ensemble, le Père Daccache invite à éviter le terme de minorité. Ce terme laisse entendre qu'on aurait affaire à des peuples mineurs, ce qui remet en cause le principe de l'égalité. De plus, il justifie un besoin de protection interne ou externe. Finalement, il laisse penser que chaque peuple a voix au chapitre proportionnellement à sa population. Au contraire, le Père Daccache souligne l'enracinement profond de ces peuples et le témoignage de qualité d'être que leur présence apporte.
En conclusion, il invite les participants à ce colloque à prendre des positions favorables à tous, à répéter leurs convictions pour que la cause du pluralisme ne perde pas ses espaces, car les perdre signifierait perdre la liberté.
Carine Lahoud-Tatar
Senior Researcher (Lebanon)
Carine Lahoud-Tatar
Carine Lahoud-Tatar est politologue, spécialiste du monde arabe. Diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris, elle dirige actuellement le programme de recherche sur la diversité et pluralité ethno-religieuse, lancé par le BRIC (Beirut Research and Innovation Center) à Beyrouth, tout en consacrant une partie de ses activités à l'enseignement de l'histoire et des théories des relations internationales à différentes universités du Liban. Ses travaux portent sur la mobilisation islamiste dans les pays de la péninsule arabique, notamment dans l'Emirat du Koweït, avec un intérêt particulier à l'évolution de la pensée politique du salafisme et de l'association des Frères musulmans à l'époque contemporaine. Aujourd'hui, elle effectue des recherches sur la communauté alaouite du Liban, de la Syrie et de la Turquie, qui seront publiées courant 2015. Elle est l'auteur d'un article sur les différentes formes d'expression du salafisme face à la question de la légitimité de l'autorité politique, publié dans l'ouvrage collectif Qu'est-ce le salafisme ? sous la direction de Bernard Rougier (Paris, PUF, 2008) et d'un ouvrage Islam et politique au Koweït (Paris, PUF, 2011).
Le Alaouites du Liban: l'avenir incertain d'une minorité prise dans l'engrenage syrien Les alaouites représentent 3% de la population du Liban est sont majoritairement regroupés dans le quartier tripolitain de Jabal Mohsen. La situation entre le quartier sunnite de Bab el-Tebbané et celui de Jabal Mohsen est un baromètre fiable de deux enjeux importants : l'état des relations sunnites-chiites et la relation du pays avec la Syrie.
Jusque dans les années 70, la communauté alaouite était noyée dans l'identité sunnite. Elle utilisait les mosquées sunnites pour y accomplir ses rites particuliers et on observait un taux élevé de mariages mixtes (30%). La syrianisation de la communauté commence dans les années 1975-1976, lorsque la Syrie entre dans le pays et permet le retour d'Ali Eid qui avait dû fuir Tripoli, alors dominé par les forces palestiniennes. En Syrie, celui-là avait rencontré le président qui lui avait fourni armes et entraînements militaires. En 1986, après la défaite des Palestiniens, Ali Eid prend la présidence du Parti démocrate arabe, dont il avait été l'un des fondateurs en 1982, soutenu par Rifaat al-Assad. Ce parti est aujourd'hui le principal représentant de la communauté et sa politique est étroitement alignée sur celle du régime syrien.
Depuis le départ de son protecteur syrien en 2005, la communauté connaît une phase de crispation et de repli sur soi. Ce départ a aussi permis à des mouvements salafistes de retrouver une certaine liberté d'action. La crise actuelle en Syrie, dans le contexte de crise économique et sociale qui frappe les quartiers de Bab el-Tebbané et de Jabal Mohsen, intensifie les conflits entre ces deux quartiers.
Carla Eddé
Head of Department of History - International Relations, Faculty of Letters and Human Sciences, Saint-Joseph University (Lebanon)
Carla Eddé
Carla Eddé, historienne spécialiste du Liban aux XIX et XXe siècles, est chef du Département d'histoire et de relations internationales à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth depuis septembre 2008 et corédactrice de la revue Tempora – Annales d'Histoire et d'Archéologie (USJ). Professeur invité à l'EHESS en 2011, elle a été chercheur associé et membre du Comité de suivi de l'Institut Français du Proche-Orient (IFPO). Elle siège aujourd'hui aux comités scientifiques de plusieurs instances et notamment Beit Beirut, Musée de la ville et de la mémoire de Beyrouth, et l'International Center for Transitional Justice – bureau Beyrouth. Elle a contribué à de nombreux ouvrages dont « Le Cénacle libanais ou la culture du Pacte national » [en arabe] in Le temps du Cénacle (1946-1975). Entre histoire, mémoire et présent (Beyrouth, Publications du Cénacle libanais, 2012) et « Cohabitation et gestion des conflits dans le Bilad al-Sham à l'époque ottomane : musulmans et chrétiens perçus à travers des chroniqueurs et voyageurs » in Actes du colloque organisé les 28-30 mai 2009 par l'Université Saint-Joseph, l'Université de Balamand, l'IFPO et l'Orient-Institut Beirut, à paraître.
Comment la question de la pluralité ethno-religieuse a-t-elle été gérée par l'Empire ottoman et la puissance mandataire française ? Le Moyen-Orient du XIXe siècle voit non seulement l'établissement des millets par le pouvoir ottoman, organisation de la société en communautés religieuses distinctes, mais aussi une pression de plus en plus présente de l'Europe sur le pouvoir local pour protéger les minorités chrétiennes. Ces deux phénomènes poussèrent peu à peu à un ostracisme des minorités chrétiennes. Le mandat français renforça la communautarisation par l'application de la stratégie « diviser pour régner » à défaut d'entente avec la majorité sunnite. Le confessionnalisme n'est donc pas une caractéristique endogène à la région, mais bien un produit de la modernité, construit à l'ombre d'une domination coloniale.
Gilbert Achcar
Professeur, The School of Oriental and African Studies (SOAS), University of London (Grande-Bretagne)
Gilbert Achcar
Gilbert Achcar a travaillé dans la recherche et/ou l'enseignement à Beyrouth, Paris et Berlin, avant d'être nommé en 2007 professeur en études du développement et relations internationales à l'École des études orientales et africaines (SOAS) de l'Université de Londres. Parmi ses nombreux ouvrages : Le Choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial, (Paris, Complexe, 2002) publié en 13 langues; La Poudrière du Moyen-Orient, avec Noam Chomsky (Fayard, 2007); Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Arles, Actes Sud, 2009); Eichmann au Caire et autres essais (Arles, Actes Sud, 2012); et tout dernièrement : Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Arles, Actes Sud, 2013).
La démocratie, seule garantie à long terme pour les minorités Le processus révolutionnaire ne peut être considéré que dans une perspective à long terme. Les révolutions arabes apparaissent dans un contexte classique propice aux mouvements sociaux : révolte contre un blocage socio-économique et une situation politique despotique. Le mouvement naissant est de nature démocratique et socialement progressiste dans son orientation. Il s'élève en parallèle et en paradoxe à l'opposition habituelle dans cette région qui est, quant à elle, de nature rétrograde, réactionnaire, menée par l'utopie d'un retour au passé glorieux.
Dans ce processus plein d'incertitude, il faut se méfier d'une tendance au sein des minorités de chercher leur salut à travers un soutien à la dictature. Cette attitude est dangereuse d'abord parce que ces minorités servent très souvent de boucs-émissaires aux régimes dictatoriaux, puis parce que la protection des minorités ne peut passer par l'oppression des majorités. Leur sécurité et leur protection ne peuvent être garanties que dans un cadre démocratique.
De manière plus spécifique quant à la crise syrienne, un fait important est la convergence d'intérêts des monarchies du Golfe et du régime dans l'expansion des forces intégristes parmi l'opposition. Les premières y voient le prétexte de mettre en garde contre toute aspiration démocratique, et le dernier, après avoir relâché des intégristes que l'on retrouve à présent à la tête de groupuscules extrémistes, peut d'une part discréditer l'opposition et d'autre part s'ériger comme le seul rempart contre le terrorisme.
Georges Corm
Former finance minister, economist, historian, professor at the Université Saint-Joseph (Lebanon)
Georges Corm
Georges Corm est docteur en droit de la Faculté de droit et des sciences économiques de Paris (1969) et diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris - section économique et financière (1961). Il a enseigné dans plusieurs universités libanaises, tout en menant une carrière dans le secteur financier public au Liban et dans le monde arabe. Il a été ministre des finances de la République libanaise (1998-2000). Il est depuis 2001 professeur à l'Institut de sciences politiques de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il est l'auteur de divers ouvrages traduits en plusieurs langues. Parmi ces ouvrages écrits en langue française : Le Proche-Orient éclaté (Folio/histoire, 1983, dernière réed.) ; La question religieuse au XXIème siècle. Géopolitique et crise de la post-modernité (La Découverte, 2006, 2008) ; Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures et contrepoids (La Découverte, 2010, 2013).
Le sort des révoltes arabes et les polémiques sur le rôle de la religion dans les nouveaux systèmes politiques Le sort des révoltes arabes sera déterminé par l'issue de la querelle entre libéraux laïcs et conservateurs religieux, qui fait rage dans la plupart des sociétés arabes depuis 2011. Il s'agit d'une vieille querelle qui a connu différentes étapes historiques depuis le début de la Renaissance arabe du XIXe siècle. Divers types de nationalismes laïcs (arabe, pansyrien, égyptien, irakien ou autre) se sont heurtés à l'idéologie du nationalisme musulman transnational (panislamisme) à la recherche du rétablissement d'un Califat.
Les idéologies laïques ont été submergées depuis trente ans par la prédominance d'un Islam rigoriste alimenté par les moyens financiers des Etats de la Péninsule arabique exportateurs de pétrole, alliés majeurs des Etats-Unis et de l'Europe, tout comme l'est l'Etat d'Israël.
Aujourd'hui, cependant, la laïcité est d'abord le seul moyen d'éviter le développement d'une guerre généralisée entre sunnites et chiites au Proche-Orient pour le contrôle du pouvoir. Il est aussi celui de préserver la diversité religieuse au Proche-Orient et donc l'existence des communautés chrétiennes, qui devient de plus en plus précaire.
Il est donc temps de montrer que la laïcité n'est pas pour le monde arabe un produit de luxe d'importation, mais bien une nécessité pour arrêter cette marche généralisée vers des guerres civiles sans fin et sans issue, faites de massacres communautaires. Elle est aussi nécessaire pour empêcher toute tutelle sur la liberté individuelle de conscience, de pensée et de créativité dont nos sociétés ont tant besoin.
Henry Laurens
Professor at the Collège de France, holder of the Chair of Contemporary History of the Arab world (France)
Henry Laurens
Henry Laurens est agrégé d'histoire et diplômé d'arabe littéraire à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), docteur d'État. Il est depuis 2004 professeur au Collège de France, où il est titulaire de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont L'Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945 (Paris, Armand Colin, 1993, rééd. 2000) ; Orients, Conversations avec Rita Bassil el Ramy (Paris, CNRS Éditions, 2009) ; Le rêve méditerranéen (Paris, CNRS Éditions, 2010) et Terrorismes : histoire et droit, en codirection avec Mireille Delmas-Marty (Paris, CNRS Éditions, 2010).
Anti-islamisme égyptien et chiisme politique face au retrait américain On note que les révolutions arabes s'inscrivent parmi les rares mouvements populaires ne basant pas leurs revendications sur des aspirations utopiques, mais simplement sur l'aspiration à une vie « normale » (avoir un travail, droits respectés, etc).
En Egypte, la société est politisée dans toutes ses classes sociales. La difficulté des Frères musulmans est de sortir de septante années d'opposition. On observe une absence de culture d'Etat et de gouvernement nécessaire à la construction d'un nouveau gouvernement. L'Egypte se caractérise par son Etat polycentriste (différents ministères aux pouvoirs énormes) dont Mubarak n'était que le lien. Alors que l'ensemble de l'appareil d'Etat et les nationalistes sont opposés aux Frères, on a assisté à l'apparition d'un anti-islamisme populaire.
D'autre part, l'axe Iran-Syrie des Assad-Hizbollah, bien souvent désigné comme un axe chiite, est à l'origine un axe idéologique anti-impérialiste et non religieux. Pour preuve, l'intégration du Hamas et des Frères Musulmans à certains moments donnés. L'identité chiite de l'axe découle surtout de l'éclatement et l'éloignement des forces sunnites qui y étaient assemblées suite au déclenchement de la crise syrienne. La révolution qui n'est pas confessionnelle au départ, l'est devenue par la suite en raison de la stratégie des acteurs. L'alliance des minorités, projet qui aurait longtemps été mené par Israël, aurait été repris à présent par l'Iran.
On pourrait qualifier l'attitude de retrait des Américains comme une impuissance de la puissance. Il n'y a plus de volonté d'intervention. Seul reste perceptible le syndrome de 2003, c'est-à-dire l'absence de régulation.
Amr Shalakany
Lawyer, American University of Cairo (Egypt)
Amr Shalakany
Amr Shalakany, docteur en droit diplômé de la Harvard Law School, inscrit au barreau de New York, est professeur associé de Droit à l'Université américaine du Caire où il a été le directeur fondateur du LL.M. Degree Program. Il enseigne dans les domaines du droit privé comparatif, du droit islamique et de l'histoire du droit. Il a été élu Carnegie Scholar en 2008 pour son projet de recherches sur la transformation de la shari'a dans la jurisprudence égyptienne moderne, publication en trois volumes dont le premier vient d'être publié en arabe, The Rise and Fall of Egypt's Modern Legal Elite 1805-2005 (2013, Le Caire, Dar Al-Shorouk). Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs sont en cours de publication, notamment l'édition New Approaches to Islamic Law History: Late Mamluk Egypt to the Present (éd. K. Fahmy et A. Shalakany, Le Caire, AUC Press, Dar Al-Shorouk) avec sa contribution « The Secular Time-Hinge in Islamic Law History ».
Le statut personnel comme exemple de politique de gestion de la diversité : approche comparative L'article 2 de la Constitution égyptienne définit les principes de la loi islamique comme la source principale de législation. L'article 219 attribue la responsabilité de l'interprétation de la sharia aux docteurs (ahl al-sunna). Deux compréhensions principales du droit islamique se disputent la primauté. La première considère que la sharia est strictement réduite au fiqh. La seconde est la sharia comme appréhendée par le pouvoir ottoman, c'est-à-dire augmentée des décisions de cour, de la jurisprudence et des procès-verbaux. Selon que l'on suive l'une ou l'autre de ces compréhensions, les peines appliquées dans le cadre du droit concernant le statut personnel peuvent être très différentes. Dans l'exemple de l'adultère, la peine prescrite par le première conception est la lapidation, celle prescrite par la seconde est une amende dont le montant sera relatif au statut social des personnes concernées. Or le fiqh introduit de tels obstacles dans le processus d'accusation, comme la quasi-interdiction d'épier l'autre, qu'il n'est pas évident que le passage de la première conception à la seconde soit forcément bénéfique.
Selim El-Sayegh
Former Minister of Social Affairs, Legal, University Paris-Sud 11 (Lebanon)
Selim El-Sayegh
Sélim El-Sayegh est ancien ministre des Affaires sociales au Liban. Docteur en droit après des études en diplomatie, relations internationales, histoire, gestion et droit, il est notamment professeur depuis 1993 à l'Université Paris-Sud, où il dirige également le Master en Diplomatie et négociations stratégiques. Il dirige le Centre d'Analyse des Différends et de leurs Modes de Solutions (CADMOS) en France et au Liban. Il est professeur invité dans plusieurs universités dans plusieurs pays et coordonne le Master en Relations Internationales avec l'Université La Sagesse au Liban. Il est l'auteur notamment de La Crise du Golfe, de l'interdiction à l'autorisation du recours à la force (Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1993) et du document « Promoting the culture of Dialogue between cultures in the Arab world » (http://unesdoc.unesco.org/images/0022/002212/221258e.pdf.) et co-auteur du Pacte Social libanais.
Le Pacte libanais comme modèle possible pour la gestion ? Le Pacte libanais est un plaidoyer pour un Etat laïc. Il insiste sur le caractère éphémère du confessionnalisme politique. Il pose également la question identitaire et invite à une réconciliation autour d'une identité libanaise complexe et assumée comme telle. Le Pacte a aussi une dimension spirituelle, appelant à la libération de la politique et de la religion du confessionnalisme politique. Pour le compléter, il est nécessaire d'y ajouter un pacte social, réconciliant l'individu avec la citoyenneté.
Aujourd'hui, le Pacte peut être inspirateur des changements en cours et à venir.
Yves Besson
Former Swiss diplomat, vice-president of the Swiss Association for Euro-Arab-Muslim dialogue (ASDEAM) (Switzerland)
Yves Besson
Yves Besson, ancien diplomate suisse au Moyen-Orient et arabisant, est historien et docteur ès sciences politiques (HEI). Diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy (Tufts, Boston) et du Middle East Centre for Arabic Studies, (MECAS, British Foreign Office), il a été directeur de l'UNRWA à Jérusalem et Conseiller spécial du Commissaire général de l'UNRWA. Il a été chargé du Processus de Paix dit "d'Oslo" (groupe multilatéral sur les réfugiés). Il a également été chargé de cours à l'Université de Fribourg sur le Moyen-Orient (1982 - 2005). Entre autres articles et contributions, deux ouvrages : Ibn Sa'ûd, roi bédouin, La naissance d'Arabie saoudite (Trois Continents, Lausanne, 1980), Identités et conflits au Proche-Orient, (Paris, l'Harmattan, 1990).
Géopolitique du Moyen-Orient : les questions à débattre Quand on veut parler d'un bien-vivre-ensemble au Moyen-Orient, il s'agit tout d'abord de s'entendre sur la notion de citoyenneté dans cette région. Certaines questions sont alors à discuter. Par exemple, le confessionnalisme est-il essentiellement mauvais ? Peut-on bâtir des identités communautaires apaisées ? Ou doit-on nécessairement se confronter à l'instrumentalisation de ces communautés par le pouvoir ? Quant à la géopolitique à proprement parler, deux points méritent d'être discutés. Le premier est le vide de puissance dans la région comprise entre la Méditerranée et l'Indus et ses explications. Le second est le retour de la Russie comme acteur géopolitique influent dans la région.
Ahmad Benani
Political Scientist, University of Lausanne (Switzerland)
Ahmad Benani
Ahmad Benani, docteur diplômé de l'Université de Lausanne, est politologue et anthropologue des religions de l'Université de Lausanne. Ancien Fonctionnaire du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR-1978-1982- Chef de délégation HCR, en Indonésie, Somalie et Cameroun). Professeur de littérature et histoire des sciences des religions, gymnase cantonal de Chamblandes, Lausanne (1989-2013). Il a été le responsable du diplôme d'études supérieures spécialisées sur les mondes arabes et musulmans contemporains dans les universités de Lausanne et Genève et de la formation continue Recherches sur le Maghreb postcolonial à l'Université de Genève. Il est l'auteur notamment d'une thèse de doctorat en sciences politiques, La formation sociale marocaine de la fin du XIXème siècle à la « Marche Verte » (1975), (Lausanne, Editions Piantanida, 1983) et de Légitimité du pouvoir au Maroc, consensus et contestation (Genève, Institut Universitaire d'Études du Développement, 1986, réédité en 2005).
L'imaginaire collectif confronté à l'histoire mythologisée, les violences religieuses et la sécularisation Après les époques du nationalisme et du socialisme arabes, la religion est venue occuper le vide idéologique. C'est même à l'échelle mondiale que l'on observe une dynamique moderne des croyances religieuses, allant des évangélistes américains en passant par les divers islamismes, qui cherche à reconquérir la primauté et à infléchir la gouvernance civile. Dans l'Etat, la démocratie proclamée ou affichée est tenue en laisse par les constantes intrusions de l'exégèse religieuse dans le domaine civil. Par exemple, alors qu'au nord, certains voient dans l'immigration du sud une volonté délibérée d'invasion, évoquant les époques des conquêtes arabes et de l'occupation ottomane, au sud, la globalisation fait craindre une invasion des valeurs du nord, une nouvelle agression faisant suite aux Croisades.
Cette mytho-idéologie influence la façon par laquelle le sacré va s'articuler au pouvoir et à la violence. Dans chaque pays, le rapport entre l'Etat, la société et la religion prend des formes institutionnelles particulières qui n'ont pas de rapport direct avec la ferveur des fidèles. Pour analyser le rapport entre religion monothéiste et violence, il faut considérer la place de la religion dans la société et les conditions historico-politico-sociales dans lesquelles elle évolue. Il faut mener une réflexion sur le phénomène religieux au niveau anthropologique et social, et non pas sur les textes sacrés.
Rachid Benzine
Associate Researcher at the Centre of Religious Institute of Political Studies in Aix-en-Provence (France)
Rachid Benzine
Rachid Benzine est chercheur associé à l'Observatoire du religieux (IEP d'Aix-en-Provence). Conférencier, il enseigne notamment à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence et à la Faculté théologique protestante de Paris. Ses travaux portent sur l'herméneutique coranique, utilisant les outils des sciences humaines pour analyser, expliquer, interpréter le Coran. Il a écrit avec Christian Delorme Nous avons tant de choses à nous dire: Pour un vrai dialogue entre chrétiens et musulmans (Paris, Albin Michel, 1998). En 2004, il a publié Les nouveaux penseurs de l'islam (Paris, Albin Michel, 2004), dans lequel sont présentés plusieurs intellectuels musulmans qui ont fait le choix d'approcher d'une manière nouvelle l'islam et ses textes fondateurs.
Islam et sécularisation Rachid Benzine invite à distinguer le phénomène de sécularisation, produit de la modernité en Occident, et celui de désenchantement du monde ou rationalisation, phénomène religieux et très ancien.
Dans le monde musulman, il s'agit plus d'un désenchantement que d'une sécularisation, le phénomène de l'islamisme radical illustrant la possibilité d'une religion forte mais totalement désenchantée. Dieu est purement transcendant au point qu'en pratique, il a déserté le monde, ne laissant qu'une loi derrière lui. A la limite, on obtiendrait le pire des deux : le vide de la modernité sans Dieu et l'autoritarisme que la religion peut parfois justifier.
Les mouvements du printemps arabe n'ont pas trouvé leur motivation dans une utopie, mais dans un principe de réalité, faisant face à la crise économique. Lorsque ces mouvements demandent la démocratie, ils demandent une méthode de gouvernement, et non pas un système de valeurs. Ainsi les vainqueurs dans cette situation seront ceux qui respectent le conservatisme des peuples arabes, mais sauront transformer la morale des islamistes en éthique sociale, politique et économique. Le chemin vers le sécularisme passerait non pas par la rupture philosophique rationnelle comme l'a connu l'Occident, mais par le gain des droits et des libertés, ces libertés qui permettront ensuite la critique de la religion.
Vincent Geisser
Researcher, French Institute for the Near East (Lebanon)
Vincent Geisser
Vincent Geisser est sociologue et politologue, détaché de l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d'Aix-en-Provence. Il est chargé de recherche au CNRS depuis le 1er octobre 1999. Il a rejoint l'Institut Français du Proche-Orient (IFPO) de Beyrouth en septembre 2011. Ses principaux domaines de spécialité sont les migrations internationales, la question des discriminations ethniques au sein du champ politique français, la sociologie des musulmans de France, l'islamophobie, l'autoritarisme et les protestations dans le monde arabe. Il s'est également spécialisé sur le système politique tunisien avant et après la chute du régime de Ben Ali. Auteur de nombreux articles et ouvrages, dont deux ouvrages sur les révolutions : Renaissances arabes. 7 questions clés pour comprendre des révolutions en marche (co-écrit avec Michaël Béchir Ayari, éditions de l'Atelier, 2011) ; Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes (entretien avec Moncef Marzouki, éditions de l'Atelier, 2011).
Citoyens, élites politiques et leaders religieux au Liban face aux révolutions arabes : sentiment communautaire et/ou position politique ? L'orientalisme a laissé des traces particulièrement tenaces dans la manière de lire les réalités sociopolitiques dans le monde arabe. Depuis le XIXe siècle en effet, le traitement des groupes dits « minoritaires » tend à être considéré comme le principal critère d'évaluation de l'accès des sociétés arabes à la modernité et à l'universalité. Ce mode d'analyse a produit des résultats paradoxaux, ayant mené à qualifier des régimes parmi les plus autoritaires et les plus tyranniques de « modernes », de « sécularistes », voire de « démocratiques », parce qu'ils étaient supposés bien traiter leurs minorités culturelles, religieuses et sexuelles – en apparence du moins. Les premières images des révolutions arabes, vues comme « laïques », « juvéniles », « féminines » n'ont pu mettre longtemps cette tendance en veille. Les visions radicalement pessimistes et anxiogènes qui ont succédé à ces révolutions ont contribué d'une certaine manière à « relégitimer » les thèses néo-orientalistes sur la prégnance de l'autoritarisme arabe (le fameux despotisme oriental) et de l'incompatibilité entre islam et démocratie.
La société libanaise n'échappe pas à ces phénoménologies du politique aux relents néo-orientalistes et culturalistes. Les préjugés orientalistes sont repris par les acteurs locaux. On assiste alors à une captation abusive de la parole communautaire par des élites politiques et religieuses qui apparaissent de plus en plus en décalage par rapport aux préoccupations quotidiennes des citoyens ordinaires du pays du Cèdre.
Georges Casmoussa
Old Syriac Archbishop of Mosul (Lebanon)
Georges Casmoussa
Georges Casmoussa, Monseigneur Basilios, est auxiliaire patriarcal, archevêque émérite de Mossoul. Il est Secrétaire Général du Synode syriaque catholique et du Synode permanent, représentant de l'Eglise syriaque catholique à la Fondation Pro Oriente à Vienne et membre du Comité théologique mixte catholique-orthodoxe à Rome. Il participe à de nombreuses conférences internationales de par le monde sur des thèmes variés comme la jeunesse, les médias, l'œcuménisme, le dialogue islamo-chrétien et la situation des chrétiens en Iraq et au Moyen-Orient. Il est l'auteur de différents ouvrages, dont le plus récent en français, Jusqu'au bout : Entretiens avec Luc Balbon et Joseph Alichoran (Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2012), qui a obtenu le premier Prix de l'Œuvre d'Orient à Paris en 2012.
Un vivre ensemble islamo-chrétien est-il possible au Moyen-Orient ? Deux tendances nuisent considérablement au vivre-ensemble au Moyen-Orient. La première est une ignorance manifeste de l'autre. Cette ignorance est soit intellectuelle, soit volontaire, animée par une attitude hautaine face à l'autre. La deuxième est la peur d'un despotisme de la majorité. Face à ces méfiances, un appel à la raison est nécessaire, parce que les majorités et les minorités sont vouées in fine à vivre ensemble. Cette raison en appelle à la logique de la vie, et la vie est profondément conciliante.
Cinq points sont à considérer pour le maintien de ce vivre-ensemble. D'abord, il faut arrêter de voir les chrétiens d'Orient comme les suppôts de l'Occident politique et de les apparenter aux Croisés d'autrefois. Deuxièmement, les chrétiens eux-mêmes doivent se sentir part de leur environnement et s'engager en offrant leurs compétences pour bâtir de nouvelles sociétés. Ensuite, il faut arrêter l'expulsion des terres, ne pas bloquer l'intégration des minorités qui les pousse à l'émigration. Quatrièmement, les majorités doivent garantir à leurs minorités le droit de s'exprimer. Enfin, les relations doivent se discuter avec la raison et non avec la passion.
Stéphane Lacroix
Political Scientist, Institute of Political Studies of Paris (France)
Stéphane Lacroix
Stéphane Lacroix, titulaire d'un doctorat de science politique de Sciences Po, est politologue et spécialiste du monde arabe. Ses travaux portent sur l'autoritarisme politique et les résistances qu'il génère, les mouvements sociaux et les liens entre islam et politique à l'époque contemporaine. Les mouvements islamistes sont au cœur de ses recherches, tant du point de vue de la sociologie des mobilisations que de l'histoire intellectuelle. Ses terrains de prédilection sont l'Arabie Saoudite et l'Egypte. Il est actuellement professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po et chercheur associé au Centre d'Etudes et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ) du Caire. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles dont Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée (Paris, PUF, 2011), Post-Islamism: The Changing Faces of Political Islam (Oxford, Asef Bayat, Oxford University Press, 2013) et Taking to the Streets: Activism, Arab Uprisings and Democratization, éd. L. Khatib/E. Lust-Okar (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2014).
Evolution de la pensée politique du salafisme : étude de Hezb al-Nour égyptien L'une des surprises qui ont suivi le Printemps arabe a été l'émergence du salafisme comme acteur politique sérieux. L'organisation d'une mouvance salafiste en Egypte remonte aux années soixante-dix, lors de l'infitah initiée par Sadat, avec le plus grand groupe se formant à Alexandrie, la dawa islamiya, la Prédication islamique.
Les salafistes n'ont rejoint la révolution que très peu de temps avant la chute de Moubarak, après les Frères musulmans. Face à ce changement politique, une partie de ce groupe a affirmé le besoin d'un changement de la position de la Prédication face au politique. Ce groupe, mené par Emad Abdel Ghafour, a créé le parti al-Nour. Or des tensions sont très vite apparues entre les politiciens salafistes et les cheikhs de la Prédication. Les cheikhs, qui avaient accepté certaines concessions, pensant que cela ne reflétait pas un engagement sincère, se sont aperçus qu'une partie du parti al-Nour croyait vraiment à cette rhétorique politique.
Les désaccords ont abouti à la scission du parti, les fondateurs du parti se séparant des cheikhs et créant le parti al-Watan. Après cette scission et après la votation sur la Constitution lors de laquelle les salafistes avaient soutenu les Frères musulmans, al-Nour s'est rapproché de l'opposition. Le coup d'état est l'aboutissement du rapprochement d'al-Nour et des forces libérales et de gauche.
Ainsi on constate que la logique politique a finalement prévalu dans les deux tendances salafistes. Al-Watan va certes plus loin, ne se contentant pas d'un pragmatisme politique ad hoc, mais réclamant la révision d'un certain nombre de ses conceptions. Al-Nour se veut jouer le rôle d'un lobby religieux, utilisant la politique comme moyen dans sa volonté d'islamisation de la société par le bas.
Nicolas Dot-Pouillard
Researcher, French Institute for the Near East (Lebanon)
Nicolas Dot-Pouillard
Nicolas Dot-Pouillard, docteur en études politiques diplômé de l'Ecole de des hautes études en sciences sociales (EHESS), est chercheur à l'Institut français du Proche-Orient (Beyrouth). Il est également core-researcher au sein du programme When Authoritarianism fails in the Arab World (WAFAW, European Research Council) et ancien senior analyst pour International Crisis Group (ICG) en Tunisie. Il est l'auteur de Tunisie. La révolution et ses passés, (Paris, Iremmo/L'Harmattan, 2013) et de nombreux articles.
Islam et processus constituant : le cas tunisien Dans les discussions préparant la rédaction d'une nouvelle constitution, on observe une bipolarisation du champ politique entre deux mouvements très hétérogènes, les « islamistes », mené par El-Nahda, et les « modernistes ». A la base des disputes, on retrouve une ambiguïté fondatrice de la place de la religion. Bourguiba, dans la constitution de 1959, souligne dans le préambule que la Tunisie demeure fidèle aux valeurs de l'islam, à l'unité du Maghreb arabe et à son appartenance à la famille arabe. L'article 1 affirme que la Tunisie est un pays libre, indépendant et souverain, que sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république. Ainsi dès cette première constitution, l'ambiguïté par rapport à la question de l'islam est présente. Est-ce le pays ou le régime qui a pour religion l'islam ?
Malgré les batailles féroces qui se déroulent au sein de l'Assemblée nationale constituante, il y a possibilité de consensus, notamment sur la conservation de cet article 1. Dans son histoire politique, depuis le mouvement proto-nationaliste de la fin du 19e siècle/début 20e siècle, en passant par l'opposition bourguibiste et youssefiste, la Tunisie a été le terrain de débats sur l'islam mêlant opposition et consensus sur fond de cette ambigüité fondatrice.
Réda Benkirane
Sociologue, ASDEAM, center Jacques Berque, Rabat (Maroc)
Réda Benkirane
Réda Benkirane est un sociologue, chercheur associé au Centre Jacques Berque, Rabat. Expert international à Genève, il a notamment été secrétaire de l'ancien Président algérien Ahmed Ben Bella, responsable de l'information au sein du Conseil Œcuménique des Eglises basé à Genève, chercheur au Musée d'Ethnographie de Genève, chercheur et membre fondateur du Centre d'Etudes d'Al Jazira à Doha, Qatar. Il est l'auteur de Le Désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines (Paris, Cerf, 2004, Casablanca, La Croisée des Chemins, 2012), La Complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires de sciences (Pommier, 2002, 2006) et a édité l'ouvrage posthume de Jacques Berque, Quel islam ? (Paris, Sinbad-Actes Sud, 2003) et codirigé l'ouvrage collectif Culture & cultures, les chantiers de l'ethno (Gollion : Infolio éditions / Genève: Musée d'ethnographie, 2007). Il vient de lancer, avec le soutien de l'ASDEAM, l'atelier et carnet de recherche Iqbal (http://iqbal.hypotheses.org/) consacré à la pensée critique dans l'islam contemporain.
Par-delà la violence et la transitivité politique. Critique de l'expérience islamiste du pouvoir à la lumière des révolutions sociales arabes Les islamistes ont obtenu une légitimité politique à travers leur présence sur le terrain et leur histoire de groupes les plus persécutés par les régimes autocratiques. Comme l'arabisme en son temps, l'islamisme a été un mythe auquel les gens avaient besoin de se rattacher. Or les révolutions arabes ont apporté un nouveau mythe constitué de motifs inédits dont les plus significatifs sont l'absence de leader, la transcendance de toute idéologie particulière et une auto-organisation horizontale. L'islamisme qui avait suscité des espoirs en apparaissant comme une théologie de la libération a été dépassé par ce nouveau mouvement, revendiquant une libération de la théologie, et n'a pas su y répondre. Face à cette intelligence collective en action, l'individu devenant acteur de l'histoire, l'islamisme n'a pu se défaire du mode ancien du leader manipulant les masses de manière grégaire. A travers les révolutions, il s'agit aussi de libérer l'islam du carcan théologico-politique.
Rougier Bernard
Director of Studies and Documentation Centre Economic, Legal and Social Cairo - CEDEJ (Egypt)
Rougier Bernard
Rougier, Bernard, docteur diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, spécialiste du Moyen-Orient arabe, est directeur du Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) au Caire depuis 2011. Il est maître de conférences en sciences politique, enseignant à Sciences Po Paris et à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il a été maître de conférences au Collège du France et chargé de cours à l'Institut d'études politiques de Paris. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Le Jihad au quotidien (Paris, PUF, 2004, trad. Harvard University Press 2007) et L'Oumma en fragments (Paris, PUF, 2011) et il a dirigé Qu'est-ce que le salafisme (Paris, PUF 2008).
De la révolution démocratique à la répression violente
En Egypte, la nouvelle Constitution de 2012 a divisé le corps social. En effet, les débats constitutionnels ont eu lieu en même temps qu'une grande libéralisation médiatique. Bon nombre de médias de tout le spectre politique, des islamistes aux laïcs, se sont emparés de ces débats pour créer un peur existentielle au sein de la société. Cette peur radicale explique l'acceptation du peuple des solutions répressives appliquées par le pouvoir militaire. L'Egypte a échoué dans la recherche d'un compromis entre le culte de l'Etat, le maintien des valeurs révolutionnaires et l'admission d'une majorité islamiste.
En Syrie, les intellectuels et l'élite urbaine, porteurs des messages révolutionnaires à l'origine du soulèvement, étaient attentifs à ne pas tomber dans le piège confessionnel, or ils ont été dépossédés de leur révolution. Une révolution sociale a émergé de la révolution syrienne et elle est à l'origine d'une radicalisation des discours. Les acteurs ont mis peu à peu en place une économie de la guerre civile, situation qui favorisait mieux leurs intérêts.
La dynamique du refus de la dictature et de la violence n'a pas su passer un contrat social et rassurer les différents segments de la société. En outre, les révolutions ont libéré la parole islamiste à un moment où la constitution était indispensable pour fixer et intégrer les dynamiques révolutionnaires. La tension entre constitutionnalisme et islamisme est consubstantielle.
Gilles Kepel
University Professor at the Institut d'Etudes Politiques de Paris, appointed to the Institut Universitaire de France (France)
Gilles Kepel
Gilles Kepel est un politologue français, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est Professeur des Universités à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris (Sciences Po) et membre de l'Institut Universitaire de France. Il est docteur en science politique et en sociologie et diplômé d'arabe et de philosophie. Il a enseigné à la New York University en 1994, à l'université Columbia, également à New York, en 1995 et 1996, et comme titulaire de la chaire Philippe Roman (professor of History and International Relations) à la London School of Economics en 2009-2010. Auteur de nombreux ouvrages traduits en de multiples langues, dont Le Prophète et Pharaon : les mouvements islamistes dans l'Égypte contemporaine (Paris, La Découverte, 1984), Jihad : expansion et déclin de l'islamisme (Paris, Gallimard, 2000), Fitna. Guerre au cœur de l'islam (Paris, Gallimard, 2004, rééd. 2007) et, dernièrement, Passion arabe : journal 2011-2013 (Paris, Gallimard, 2013) pour lequel il reçoit le Prix Pétrarque de l'essai France Culture - Le Monde. Il est membre du Haut Conseil de l'Institut du Monde Arabe et directeur d'études au programme dédié au Koweït (Kuwait Program) à l'IEP. En mars 2012, il est nommé pour deux ans au Conseil économique, social et environnemental dans la section du travail et de l'emploi en qualité de personnalité associée.
Nécessité de nouveaux outils d'analyse
Les révolutions arabes poussent l'analyste en sciences humaines à repenser ses outils. Comme exemple le plus significatif, la validité de la notion d'islam comme facteur explicatif a perdu tout son sens. Après les deux premières phases des révolutions qui ont été la chute, ou non, des régimes, puis la montée en puissance des Frères musulmans à travers notamment les urnes démocratiques, la troisième phase voit en œuvre l'exacerbation des tensions dans la revendication de la ressource islamique en terme de mobilisation. On assiste à une fragmentation brutale à l'intérieur du monde sunnite entre les partisans des Frères musulmans et leurs opposants et le clivage sunnite-chiite ne cesse de s'approfondir. Il ne s'agit pas de chercher à prédire les événements, mais de trier les informations afin de les mettre en perspective de manière pertinente dans ces circonstances volatiles.